mardi 8 juillet 2014

'L'Art de résister aux paroles' selon Pierre Bourdieu


Pour suivre le fil initié par PERMI4 à propos d'Emmanuel Levinas, sur le pouvoir de la parole, lisons "L'art de résister aux paroles", un entretien donné en 1979 par le sociologue Pierre Bourdieu à propos de son livre important La Distinction.

Sur une question notamment de Didier Eribon portant sur la possibilité de s'opposer aux valeurs dominantes, le sociologue répond par une citation du poète Francis Ponge :
C'est alors qu'enseigner l'art de résister aux paroles devient utile, l'art de ne dire que ce que l'on veut dire. Apprendre à chacun l'art de fonder sa propre rhétorique est une oeuvre de salut public (p.17).

Pierre Bourdieu choisit par là de déplacer une question de type Comment parer la force de la parole d'autrui, vers une autre, de type : Comment parler dans un régime de parole excessive et oppressante ? Il commente en effet :
Résister aux paroles, ne dire que ce que l'on veut dire : parler au lieu d'être parlé par des mots d'emprunt, chargés de sens social [...] ou parlé par des porte-parole qui sont eux-même parlés [...] Tout langage qui est le produit du compromis avec les censures, intérieures et extérieures, exerce un effet d'imposition, imposition d'impensé qui décourage la pensée.
Le conseil est bel et bon, et mériterait d'être plus largement suivi. Néanmoins, il faut se demander quelle est la consistance, l'origine et la signification de l'argument qui l'étaye. Si en effet l'injonction d'avoir recours à la pensée évoque la formation philosophique qui fut à l'origine celle de Pierre Bourdieu, c'est à Jacques Lacan que, de manière dissimulée, se réfère l'opposition parler et être parlé. Mais comment cette référence cachée opère-t-elle ? Est-elle directe et droite, ou soulève-t-elle des difficultés ?

Pour Jacques Lacan, en effet, "Le propre de l'homme n'est pas de parler, mais d'être parlé." Il en résulte que, pour Jacques Lacan, à la différence de Pierre Bourdieu, le choix de ne pas être parlé, pour l'homme, n'existe pas. C'est l'inconscient qui, dans l'homme, est le discours de l'autre. Et l'inconscient est précisément ce qui est impossible à dire, ce qui fait défaut au langage. Si l'inconscient opère bien par des "effets de langage", il est d'un bout à l'autre inaccessible à la parole comme à la pensée consciente, quelque volonté qu'on y mette.

Ce détournement de la pensée lacanienne relègue la brillante réflexion de Pierre Bourdieu - on ne peut que le regretter - au rang de simple conseil pratique. Par ailleurs on pourrait demander à l'auteur, en étant un peu pointilleux, - surtout à propos du livre La Distinction ! - quel effet de distinction le fait de s'opposer à la parole dominante produit-il ?

Mais ces quelques objections faites - d'autres seraient possibles -, on retiendra néanmoins la force du déplacement opéré ici par Pierre Bourdieu : à toute inquiétude d'être violenté par une parole de domination, opposer une parole personnelle, fondée dans une rhétorique qui, selon l'énoncé de Francis Ponge, nous soit propre, est non seulement souhaitable, mais possible. C'est dire que l'éducation aurait pour tâche, selon le voeu du poète, de permettre à chacun de "fonder sa propre rhétorique".

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  • Présentation du livre de Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Minuit, 1984, dont "L'art de résister aux paroles" constitue le premier chapitre : Lien

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