mercredi 2 juillet 2014

Judith Butler, 'Qu'est-ce qu'une vie bonne ?'


Dans cette conférence de 2012, prononcée à Francfort à l'occasion de la réception du prix Adorno, Judith Butler reprend une phrase de Theodor Adorno pour l'évaluer à l'aune de l'époque présente. Ce que faisant, il se pourrait que le l'auditeur ou le lecteur entende résonner, une fois de plus, quelque écho non seulement de la pensée d'Adorno, mais aussi de celle de Michel Foucault, et qu'il constate que ce texte éclaire singulièrement, sous cette forme ramassée du discours, leurs lignes de force.

Theodor Adorno écrit en effet dans ses Minima moralia (§ 18)  "Es gibt kein richtiges Leben im falschen" - littéralement : "Il n'y a pas de vie véritable dans la fausse". Ce que l'anglais traduit, et le français après lui : "On ne peut mener une vie bonne dans une vie mauvaise".

Dans sa conférence, d'une densité remarquable et qui dépasse de beaucoup le simple exercice académique, la philosophe de Berkeley reprend donc la question laissée comme en suspens par Adorno, pour la réactiver et en tester la pertinence dans les conditions offertes ou imposées par notre époque.

Adorno pose en préalable que la question éthique rapportée à un sujet isolé n'a pas de sens, puisque la vie morale, de part en part, est une vie sociale. Judith Butler va pousser cette idée dans ses ultimes conséquences. Qu'est-ce qu'une vie bonne ? se demande-t-elle donc à la suite d'Adorno. Mais d'abord, quelle forme cette question peut-elle prendre dans le monde où nous sommes ? "Adorno, remarque-t-elle, a souligné la difficulté qu'il y a à trouver une voie pour suivre une vie bonne pour soi et en tant que soi, dans le contexte d'un monde plus vaste et structuré tout entier par l'inégalité, l'exploitation et les différentes formes d'effacement." (p.56)

Cependant l'équivoque est envahissante : une manière courante de se faire une bonne vie est de rechercher bien-être économique, prospérité et sécurité aux dépens d'autres qui, eux, sont victimes d'un ordre inégalitaire. Il est donc nécessaire d'aller chercher plus loin ce que serait une vie vraiment bonne, c'est-à-dire une vie qu'il serait impossible d'opposer à autrui. Lorsque Adorno, rappelle-t-elle, s'interroge sur la vie bonne, c'est pour mettre en relation la conduite morale et les conditions sociales. Nous incitant à nous demander "comment les opérations plus larges du pouvoir et de la domination pénètrent ou plutôt envahissent les réflexions que nous pouvons mener de manière individuelle sur la meilleure manière de vivre" (p.59). En effet, "les catégories sociales pénètrent la fibre même des catégories de la philosophie morale", écrit ailleurs Adorno.

La biopolitique, la figure des "sans deuil"

 

Il se révèle donc être nécessaire, pour approcher la notion d'une vie vraiment bonne, de considérer le niveau de la "biopolitique" - un concept dû à Foucault.
"Par biopolitique, précise Judith Butler, j'entends ces pouvoirs qui organisent notre vie, ainsi que ceux qui rendent certaines vies plus précaires que d'autres, qui relèvent plus largement d'une gestion gouvernementale ou non des populations, et qui prennent des séries de mesures pour l'évaluation différenciée de la vie elle-même." (p.61-62)
De la sorte, me poser la question, intime par excellence, du genre de vie que je mène - comment réévaluer cette vie qui est la mienne - entraîne, implique et inclut certaines des questions les plus caractéristiques de la biopolitique. Quelles sont, ainsi, les vies qui comptent, et celles qui ne comptent pas ? Toutes les vies possibles sont-elles des vies vraiment vivables, et certaines ne sont-elles pas à la fois des vies et des non-vies ? Il s'en faut de beaucoup, en effet, que tous et chacun des êtres humains qui nous environnent puissent être décrits comme jouissant du statut de "sujets dignes de droits, de protection, de liberté, et jouissant des possibilités d'une appartenance politique ; au contraire, un tel statut doit être assuré par des moyens politiques." (p.62)

Pour accéder pleinement à ce plan biopolitique, suggère Judith Butler, il faut et il suffit de se demander :"quelles sont les vies qui méritent qu'on en porte le deuil et celles qui ne le méritent pas ?" (p.63) En effet, cette vie qui mériterait d'être vécue se trouve au milieu de la vie, c'est-à-dire prise dans des conditions qui structurent nos vies. Et une sorte d'enquête devient nécessaire, visant à déceler quelles sont les vies qui comptent vraiment, et celles qui sont perdues d'avance, avant même que leur perte ou leur abandon soit consommé ?

Expérience cruciale : celle de la personne qui se perçoit elle-même "comme une sorte d'être dont on pourrait faire l'économie, une personne qui sait, à un niveau affectif ou corporel, que sa vie n'est pas digne de soin, de protection ou de valeur" et qui vit au présent, activement, l'hypothèse : "Personne ne me pleurera après ma mort." Certes, des personnes ou des mouvements se dresseront  pour affirmer le deuil de ces vies précaires ; et sans doute des sans-deuils eux-mêmes peuvent à certains moments s'organiser dans des formes d'insurrection publique - c'est pourquoi, remarque Judith Butler, il arrive que certaines funérailles revêtent la signification d'une manifestation politique.

Où trouver de quoi mener une vie bonne, par conséquent, si cette vie que je mène est déjà dépréciée, marginalisée et d'avance condamnée ? En regard, le monde doit être tel, dans ses structures et sa dynamique, que ma requête en vie bonne, c'est-à-dire en vie reconnue comme vie digne d'être menée, puisse être entendue et suivre son chemin. "Cette vie qui est la mienne me revient réfléchie par un monde qui distribue la valeur de la vie de manière différentielle, un monde où ma propre vie se trouve plus ou moins évaluée par les autres." (p.68)  Autrement dit, je ne puis évaluer ma propre vie sans évaluer également de manière critique ce monde structuré, en lui appliquant des critères d'égalité et de justice.

Cela dit, la personne entreprenant cette double évaluation morale est faillible, parce que dépendante d'un monde inégalitaire et injuste. La question d'une vie bonne doit se connaître par conséquent dans son ambiguïté, inséparable d'une "pratique vivante de la critique." D'où l'importance de distinguer avec soin les différentes formes de précarité, privations de liberté, de travail, zones en guerre, territoires occupés, migrations contraintes... Nul n'est exempt, néanmoins, de vie morale : des Robert Antelme, des Primo Levi, des Charlotte Delbo prouvent que dans les conditions extrêmes de précarité et de négation de la vie, un regard, une écoute, un récit élèvent encore l'être dont l'existence est le plus niée au niveau des choix moraux, qui  persistent. 

Dépasser le point de vue de Hannah Arendt


Hannah Arendt, remarque Judith Butler, fait valoir la séparation de la sphère privée et de la sphère publique, en analysant les conditions de passage de l'une à l'autre. Mais elle ne considère pas la vie en soi comme un bien intrinsèque. Judith Butler propose de voir les choses autrement. Dans une approche biopolitique, c'est le pouvoir qui trace des lignes de démarcation entre prépolitique et politique, entre sphère privée et sphère publique. Il s'agit doncs, en prenant appui cette fois sur cette autre distinction faite par Hannah Arendt entre vie du corps et vie de l'esprit, de montrer que "le privé, loin d'être le contraire de la politique, fait partie de sa définition même." (p.82) L'enjeu est donc global :
"Si une sphère d'inégalité est refoulée pour justifier et promouvoir une autre sphère d'égalité, alors  nous aurons besoin à coup sûr d'une politique qui puisse nommer et exposer une telle contradiction et l'opération de refoulement qui sa soustend." (p.83)
Une nouvelle politique des corps doit donc se fonder sur le constat des interdépendances, dans l'attention aux relations qui unissent précarité et performativité. Le but n'est pas de définir l'être idéal, auquel tendrait tout effort vers la vie bonne. Le fait est que tout être humain ne survit et ne vit que dans sa dépendance envers un environnement machiniste, social et politique, dépendance allant de pair avec vulnérabilité.

Judith Butler conclut contre la tentative fréquente d'effacer le problème moral, en l'absorbant dans le seul problème politique. Mais effacer la question, c'est aussi effacer celui qui la pose. Car qui perçoit l'inadéquation biopolitique du monde aux besoins nés de la dépendance et de la vulnérabilité de son être, qui accède à la conscience de l'injuste ditribution de la dépendance et de la vulnérabilité, est susceptible de résister, conformément à l'analyse d'Adorno, à toute forme de vie mauvaise.

La préface de Martin Rueff


Dans une préface importante à la conférence de Judith Butler, préface qui prendrait presque l'allure d'un essai, Martin Rueff, le traducteur du texte, tente de montrer la proximité de Judith Butler avec Jean-Jacques Rousseau, éclaire la lecture qu'elle fait d'Adorno, compare la question éthique telle qu'elle la pose à la perspective originelle d'Aristote, reconstruit son dialogue avec Foucault et pour finir avec Hegel, qui dans la Phénoménologie de l'esprit montre la figure d'Antigone (Judith Butler a consacré un livre à Antigone) au centre de la percée éthique. Et Martin Rueff de conclure :
"Offrir sa voix aux sans deuil est une des tâches de la philosophie qui vient : une tâche à propos de laquelle on ne peut séparer morale et politique. Une tâche qui est radicalement politique".
  • Judith Butler, Qu'est-ce qu'une vie bonne ? Payot, 110 pages, 2014.
* * *
  • Première traduction française, due à F.Joly, parue dans Le Monde du 28/09/2012 sous le titre "Une morale pour temps précaires" : Lien
  • Texte alllemand paru dans le Frankfurter Rundschau du 15/09/2012 : "Kann man ein gutes Leben im schlechten führen ?" : Lien
  • Texte anglais, "Can One lead a Good Life in a Bad Life ?" : Lien
    Texte espagnol : "Puede uno llevar una vida buena en una vida mala ?" : Lien
  • Analyse par J.-Ph. Cazer, parue dans Médiapart : Lien

2 commentaires:

  1. Il est peut-être utile de préciser que la traduction de Frédéric Joly mise en ligne ne correspond pas en tout point au texte de Judith Butler publié chez Payot ni, par conséquent, au texte anglais originel – du moins peut-on le penser tel -- qu'il est loisible de consulter grâce au lien « Texte anglais, "Can One lead a Good Life in a Bad Life ? ».
    Il est à remarquer, même si cela peut paraitre superflu, que dans cette conférence où l’occurrence du mot « femme » n’intervient qu’à deux reprises (associé aux mots esclaves, enfants ou vieillards), la condition féminine, même si peu explicitement mise au premier plan, sous-tend initialement le discours ; il ne faudrait toutefois pas l’y cantonner.
    On ne s’étonnera pas que Judith Butler ait évoqué Antigone. En effet, dans ce texte traitant des « sans-deuil » (les laissés-pour-compte de nos sociétés) et par effet métaphorique sous-jacent, c’est à la fois Polynice qui pourrait être évoqué, celui à qui Créon refuse la sépulture, mais c’est, par effet inverse, sa sœur Antigone. Celle-ci revendique le droit pour son frère du rite funéraire et l’initie. Par cette action, elle échappe à la posture de femme obéissante dans laquelle elle était censée rester « ensevelie » en quelque sorte (à l’instar de sa sœur Ismène). C’est par cette attitude qu’elle se hausse hors de sa relégation, qu’elle endosse le rôle de la femme qui va faire craquer la sphère du privé pour surgir dans la sphère sociale et politique qui lui était jusqu’alors refusée.

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    1. D'accord sur tous ces points. Un livre de JB sur Antigone est disponible en français. Maria Zambrano a étudié également la figure d'Antigone, apparemment nécessaire à la réflexion contemporaine : il faudra qu'on s'y intéresse. - Oui, parole de femme, et comme telle précieuse. Mais de femme ultra-consciente des exclusions intervenant dans le monde des femmes elles-mêmes...

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