dimanche 6 juillet 2014

'L'enfer, c'est les autres', comment comprendre cette phrase de Jean-Paul Sartre ?


Après Les Mouches, joué à Paris en 1943, Huis clos est présenté pour la première fois au Théâtre du Vieux-Colombier en mai 1944. C'est une parodie de comédie bourgeoise, qui réunit dans un salon figurant l'enfer un homme et deux femmes récemment décédés. Chose caractéristique, il n'y a ni bourreau ni instrument de torture, car le regard et la parole de chacun va être, pour chacun des deux autres, une torture qui n'aura pas de fin. En effet, les personnages sont d'une part en quête de la vérité de leur propre vie, qui leur apparaît par pans jusqu'à leur être insupportable, et exigent d'autre part l'aveu des autres quant à la cause de leur présence en ce lieu, quelle que soit leur difficulté à démêler les fils de leur existence.

Les Mouches, ré-écriture de l'Orestie d'Eschyle, et jouée sous l'occupation allemande, pouvait passer pour une allégorie de la Résistance, mettant en scène le tentative héroïque d'Oreste de libérer la cité d'un fléau général (les mouches, précisément). Avec Huis Clos, on est davantage dans la question philosophique : comment chacun peut-il et doit-il répondre de ses actes ? Garcin, pacifiste, cause du malheur de sa femme, ayant fui l'armée, le lâche ? Estelle, infanticide, cause du suicide de son amant, la meurtrière ? Inès, meurtrière aussi à sa façon, et qui convoite Estelle, la "méchante" ?

L'acte unique qui constitue Huis clos est émaillé de notations typiquement sartriennes - L'Etre et le néant est paru l'année précédente, L'Existentialisme est un humanisme suivra en 1945. Garcin, par exemple :
"Il me semble que j'ai passé une vie entière à m'interroger, et puis quoi, l'acte était là. Je... J'ai pris le train, voilà ce qui est sûr. Mais pourquoi ? Pourquoi ?  A la fin, j'ai pensé : c'est ma mort qui décidera ; si je meurs proprement, j'aurai prouvé que je ne suis pas un lâche."
Et plus loin :
"S'il y avait une âme, une seule, pour affirmer de toutes ses forces que je n'ai pas fui, que je ne peux pas avoir fui, que j'ai du courage, que je suis propre, je... je suis sûr que je serais sauvé !"
Et encore :
"Est-ce que c'est possible qu'on soit un lâche quand on a choisi les chemins les plus dangereux ? Peut-on juger une vie sur un seul acte ?"
Inès :
"La vie est là, terminée : le trait est tiré, il faut faire la somme. Tu n'es rien d'autre que ta vie.[...] . Tu es un lâche, Garcin, un lâche parce que je le veux."

Le moteur de la pièce peut bien refléter certaines problématiques propres à Jean-Paul Sartre - libéré du stalag en 1941 par l'entremise de Drieu La Rochelle, semble-t-il, et tâchant ensuite de participer à sa façon à un mouvement de résistance -, Huis clos n'en est pas moins représentatif du "théâtre de situation" que Sartre s'efforce de promouvoir, s'intéressant à la manière dont les décisions engageant une vie se prennent, et dont les actes, à l'origine d'une chaîne de conséquences, dressent entre chacun et sa propre existence - ainsi que devant autrui - un mur infranchissable.

C'est dans ce contexte intellectuel et théâtral qu'intervient, la fin de la pièce approchant, la fameuse réplique de Garcin :
"Alors, c'est ça l'enfer. Je n'aurais jamais cru... Vous vous rappelez le soufre, le bûcher, le gril... Ah ! quelle plaisanterie. Pas besoin de gril : l'enfer, c'est les Autres !"
Rire collectif... Et la dernière réplique :
"Garcin : Eh bien, continuons."
Il est donc évident que Jean-Paul Sartre n'entend aucunement dresser en principe l'individu seul contre tous, alors-même que L'Etre et le Néant, son grand-oeuvre, vise dans sa troisième partie à réintégrer l' "être-avec" (notion heideggerienne) dans la phénoménologie husserlienne. Et qu'il est clair que Huis-clos met en scène justement trois personnages, dont les choix décisifs ont perverti l' "être-avec", jusqu'à le transformer... en un véritable enfer !
* * *
  • Une mise au point sonore de Jean-Paul Sartre, en 1964, sur la signification de sa réplique de Huis Clos : "L'enfer, c'est les autres." ( Lien ) :
"...Si les rapports avec autrui sont tordus, viciés, alors l'autre ne peut être que l'enfer [...] Les autres sont, au fond, ce qu'il y a de plus important en nous-mêmes, pour notre propre connaissance de nous-mêmes. [...] Quand nous essayons de nous connaître, au fond nous usons des connaissances que les autres ont déjà sur nous, nous nous jugeons avec les moyens que les autres [...] nous ont donné, de nous juger. Quoi que je dise sur moi, toujours le jugement d'autrui entre dedans. [...] Si mes rapports sont mauvais, je me mets dans la totale dépendance d'autrui et alors, en effet, je suis en enfer [...], ça marque simplement l'importance capitale de tous les autres pour chacun de nous.""...Si les rapports avec autrui sont tordus, viciés, alors l'autre ne peut être que l'enfer [...] Les autres sont, au fond, ce qu'il y a de plus important en nous-mêmes, pour notre propre connaissance de nous-mêmes. [...] Quand nous essayons de nous connaître, au fond nous usons des connaissances que les autres ont déjà sur nous, nous nous jugeons avec les moyens que les autres [...] nous ont donnés, de nous juger. Quoi que je dise sur moi, toujours le jugement d'autrui entre dedans. [...] Si mes rapports sont mauvais, je me mets dans la totale dépendance d'autrui et alors, en effet, je suis en enfer [...], ça marque simplement l'importance capitale de tous les autres pour chacun de nous."

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