mercredi 9 juillet 2014

Entre Jacques Lacan et Pierre Bourdieu : parole de soi, parole de l'autre


Photographie Véronique Liège Lien
Intéressante, cette incursion chez Bourdieu.

Concernant Lacan Jean-Marie Perret écrit : " Pour Jacques Lacan, en effet, "Le propre de l'homme n'est pas de parler, mais d'être parlé." Il en résulte que, pour Jacques Lacan, à la différence de Pierre Bourdieu, le choix de ne pas être parlé, pour l'homme, n'existe pas. C'est l'inconscient qui, dans l'homme, est le discours de l'autre. Et l'inconscient est précisément ce qui est impossible à dire, ce qui fait défaut au langage. Si l'inconscient opère bien par des "effets de langage", il est d'un bout à l'autre inaccessible à la parole comme à la pensée consciente, quelque volonté qu'on y mette."

Je vais là encore intervenir en Béotien dans une réflexion qui restera au seuil du langage seul.

Parole - pudding


A mon sens, s'il y a un inconscient en l'homme, il n'est pas massif et indécomposable, pas un diamant dur mais un conglomérat. Il ressemble à cette « roche formée, d'une part, des galets souvent constitués de morceaux de quartz arrondis à la suite de leur transport par  I ‘eau et, d'autre part, par un ciment composé d'éléments plus fins qui remplissent les vides disponibles. Il y a parfois un net contraste entre la couleur des galets et celle du ciment, ce qui fait dire que l'on a une roche qui ressemble à un " Pudding ". » Lien

Je pense que notre parole, à l’image de cet inconscient, est ce pudding,  habitée qu’elle est socialement par une langue déjà faite, une culture d’appartenance (histoire, religion, arts, pratiques diverses, etc.), plus généralement un savoir acquis par « gavage » ou volontairement (choix des études, engagements, etc.)

La langue peut s’étudier très objectivement. Linguistes, étymologistes, (grammairiens ![1]) le font en toute science et conscience, sans toutefois effectivement – et c’est là qu’entre  par effraction dans ce territoire des ombres, l’éteigneur de réverbères qui laisse à distance l’étudié. La psycholinguistique apporte un savoir intellectuel mais, quand bien même cette science serait universellement enseignée,  aucune grâce efficace ni même suffisante ne serait capable de rendre chacun apte à analyser en lui  l’apport, par les eaux érosives du temps, de galets et de graviers dont il est fait , à peine conçu, le réceptacle.

Peut-être est-ce là, c’est même certain, que se niche le discours de l’autre, l’impensé personnel, ce par quoi la personne est manipulée à son insu.

Illusion de l’innocuité de la langue de la mère.


Donnée comme telle, cette langue sera considérée par tout un chacun comme parfaitement innocente et utilisée (usée, mésusée) jusqu’à s’en abuser soi-même. 

Malmenée par l’usage qu’il en est fait socialement comme individuellement, il n’en reste pas moins que son substrat restera indifférent aux « modismes » [2] et idiolectes de chaque époque et de chacun. Puis y coexisteront et s’y mêleront dans la parole qui s’en teintera le vécu personnel, les bonheurs comme notre mal-être et mille illusions qui auront participé à notre éducation sentimentale pour ne parler que de cela. Ce serait une illusion de croire que ce qui aura été lu par soi (livres, affiches, journaux et tout texte) ou dit autour de soi (toujours pour en rester à la langue) ne viendra pas bousculer nos perceptions, nos représentations et nos affects comme aussi remettront en cause les acquis – bien ou mal – du passé et donc les traces mémorielles[3] et par conséquent nos mots pour les dire.

La cure  psychanalytique


La cure  psychanalytique peut être considérée, en dehors de toute polémique, un des instruments de lutte contre l’être-parlé. L’on pourrait penser rejoindre par cette technique la position volontariste de Bourdieu.   Dans la cure, on doit distinguer dans le langage plusieurs niveaux qui vont entrer en concurrence.

D’une part elle opère à travers une langue particulière ; elle a donc recours de facto à cet impensé de la langue. Dans cet impensé, le consultant s’y meut en toute bonne foi (du moins faut-il le croire … s’il n’est pas sophiste); jusqu’ici il y a d’ailleurs pataugé et pensait s’en sortir par lui-même ; le voulait-il réellement (du moins faut-il le croire). Il marche dans les plates-bandes du langage en méconnaissance partielle ou totale (ou en connaissance perturbée),  de ce qui le conditionne et le structure, c’est-à-dire la langue, et ignorerait de la sorte qu’il y a sous ses pieds un sous-sol à son discours qui nécessiterait les secours d’une archéologie sémantique.

Continuer  à ce point-là de concevoir l’inconscient comme le discours de l’autre, c’est abandonner la partie, s’abandonner à l’altérité et conséquemment se refuser à la liberté qui nous rend responsable de nos actions en dépit de nos déterminations.

Or, tel un chirurgien, le consulté sait pertinemment que  c’est l’outil langage qui sert à cette quête, et que c’est cet outil qui lui-même devra être inspecté car suspecté, doté d’un bon acier et dûment stérilisé (stérilisé !) tout au long des séances. L’écouteur doit être à même de refléter les mots dits, les mal dits, les confusions, les clichés langagiers, les expressions employées avant toute analyse et qui se veulent mettre des mots sur un vécu avant toute analyse, alors que c’est dans le dire que le non-dit a des chances de s’exprimer. 

Cela précisé, car la vulgarisation journalistique des sciences humaines  permet à tout un chacun d’établir le diagnostic de ses perturbations psychiques - par la publication de boites à outil où chacun vient extraire ce dont ses maux semblent relever - par une terminologie approximative et stérile car réductrice.

Or l’importance d’une séance, c’est le renvoi du consultant à lui-même par l’analyste :  « On arrête là ; d’ici la prochaine séance, réfléchissez sur la signification des mots besoin et désir. »

PERMI4


[1] Chez Erasme, la Folie donne une image du grammairien (comme du poète, de l’écrivain et alt.) peu flatteuse : « Mais leur plus grande félicité vient du continuel orgueil de leur savoir. Eux qui bourrent le cerveau des enfants de pures extravagances, comme ils se croient supérieurs, Bons Dieux ! à Palémon et à Donat ! Et je ne sais par quel sortilège ils se font accepter comme ils se jugent par les folles mamans et les pères idiots. » (Eloge de la folie, XLIX, trad. Pierre de Nolhac, GF Flammarion p. 59). A noter l’acceptation parentale, cet assentiment donné à ceux qui « terrifient du regard et de la voix une classe tremblante » dans une école « séjour de tristesse », « galère », « chambre de torture ». La langue est l’imposition nécessaire du lien social, et cela  coûte que coûte, à l’individu. L’homme peut être un loup pour l’homme mais, socialement, l’enfant loup n’est pas un destin légitimé.

[2] « Modismo » : Je préfère cette expression espagnole que je transcris en « modisme »  à « lieu commun ». On y entend bien la notion de mode. En effet, ces expressions toute faites sont comme les modes, destinées à surgir aussi vite qu’elles peuvent ensuite disparaitre. Du genre « s’en jeter un derrière la cravate », « faut pas pousser mémé dans les orties », etc. Lien

[3] Par la seule puissance des mots, le narrateur de la Recherche voit son rêve de femme accouché d’une lecture de romans présentant des paysages idylliques, retourné. Alors que le rêve de cette amante imaginaire (l’imaginaire n’a pas de futur que la réalité ne puisse démonter faute de le démontrer) « fut imprégné  de la fraicheur des eaux courantes [ … ] et des grappes de fleurs violettes et rougeâtres s’élevaient aussitôt de chaque côté d’elle comme des couleurs complémentaires », la simple lecture de l’œuvre de l’écrivain Bergotte (Berg – Gott) créera « un fond tout autre, devant le portail d’une cathédrale gothique, […] se détacha désormais l’image d’une femme dont je rêvais » ; or, quelques pages plus loin, l’ami du jeune Marcel, Bloch, par des révélations indiscrètes sur la grand-mère, va lui « apprendre –  nouvelle qui plus tard eut beaucoup d’influence sur ma vie et la rendit plus heureuse, puis plus malheureuse -  que toutes les femmes ne [pensent] qu’à l’amour et qu’il n’y en a pas dont on ne [puisse] vaincre les résistances ».(Du côté de chez Swann, Combray, chap. II , p.152 ,157 et 161, Folio classique.)

2 commentaires:

  1. Retour sur le texte ci-dessus. Correction et complément concernant la citation de Proust,
    1/ Coquille : lire: « … nouvelle qui plus tard eut beaucoup d’influence sur ma vie… »

    Référence de la citation : Du côté de chez Swann, Combray, chap. II , p.152 ,157 et 161, Folio classique.

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